On connaît bien la rhétorique grecque : ethos, pathos, logos. Trois piliers d’une parole humaine qui cherche à convaincre, à structurer la pensée, à rationaliser le monde. Pour les Grecs, la parole est un outil : un jeu argumentatif, une mise en ordre du réel. Elle ne crée pas le monde, elle l’éclaire.
Mais la rhétorique juive, elle, est d’une tout autre nature. Dans le judaïsme, la parole est sacrée, car elle crée. La parole divine — « Dieu dit, et cela fut » — est performatrice. Le récit biblique ne se contente pas de raconter l’histoire, il fonde l’histoire. L’Exode n’est pas une épopée comme les autres : il devient mémoire éthique, fondement identitaire, et appel moral. « Souviens-toi que tu as été esclave en Égypte… » : voilà une parole qui engage, qui juge, qui oblige. Le judaïsme, c’est une puissance du récit fondateur.
Chaque événement, chaque drame, chaque victoire ou chaque défaite appelle à une interprétation profonde, à la recherche d’un sens divin. La destruction du royaume de Juda n’est pas vue simplement comme une conséquence géopolitique (un petit royaume défiant un empire) — il faut y chercher la trace d’une volonté supérieure, un message. Et c’est là que réside une tension : dans cette vision du monde, le récit est tout. Y toucher, c’est toucher à l’identité même du peuple juif. Contester l’interprétation, ou même questionner l’intouchabilité du récit, peut vite être vécu comme une attaque, parfois perçue comme antisémite. Cela ne relève pas d’un « complot », mais d’un rapport au monde profondément sacralisé.
Dans une telle perspective, il devient extrêmement difficile de penser hors du texte, hors du sens divin, hors des couches infinies d’interprétation. Et donc, parfois, de simplement voir les faits, ou de les inscrire dans une grille de lecture universelle, détachée du sacré. Dans ce cadre, le conflit à Gaza révèle un problème rhétorique majeur. Même si c’est Gaza qui est détruite, même si les chiffres et les images témoignent d’un déséquilibre abyssal, la perception israélienne du conflit est souvent lue à travers le prisme de la survie existentielle. Le sionisme, en particulier dans sa forme révisionniste, s’est ancré dans une dimension religieuse forte : la protection du peuple juif devient aussi un devoir divin. La parole, dans cette tradition, ne vise pas seulement à être entendue. Elle interroge le monde. Elle travaille le réel comme un mystère à sonder sans fin.
L’érudition, si brillante soit-elle, n’est pas mise au service de la pédagogie universelle, mais de l’intériorité du sens. Le Tikkoun Olam, la « réparation du monde », s’inscrit dans cette tension : réparer, oui — mais selon quelle lecture du monde ? Selon quelle interprétation des souffrances, des responsabilités, des récits concurrents ? Dans un monde où les récits s’affrontent autant que les armes, la parole sacrée devient parfois une arme elle-même. Elle ne tue pas — mais elle occulte, confond, immunise contre la critique. Et ainsi, pour beaucoup, le monde peut devenir terrifiant — non pas à cause de ce qu’il est, mais parce qu’il échappe au sens, ou refuse de s’y soumettre. C’est peut-être là le drame silencieux du moment : les Israéliens n’ont pas pleinement saisi que le 7 octobre a fracturé quelque chose de plus profond qu’une frontière. Ce n’est pas seulement la sécurité qui a été attaquée, mais le récit fondateur d’Israël lui-même — celui du bunker protecteur, du sanctuaire inviolable né de la Shoah.
Ce récit, forgé dans la douleur et dans l’Histoire, a vacillé brutalement, exposant une vulnérabilité que nul ne pensait encore possible. Et dans la réponse, une autre incompréhension est apparue : celle de croire que l’horreur d’un massacre initial peut justifier indéfiniment des pertes civiles massives. Or, dans de nombreuses cultures du monde, marquées soit par le salut, soit par un rapport plus direct au réel, cette logique ne passe pas. La disproportion, même justifiée par la peur, ne convainc plus. Le monde ne fonctionne plus uniquement sur des récits sacrés : il exige aussi des faits, du droit, de l’humain. Quand la parole sacrée ne rencontre plus l’émotion universelle, elle cesse d’être écoutée — et devient solitude.