Hamza Meddeb, Research Fellow at MHK Carnegie Middle East Center
Et si le problème géopolitique central auquel est confrontée la région MENA n’était pas l’absence d’ordre, mais plutôt la présence d’une hégémonie défaillante ou incomplète ?
En d’autres termes, et pour citer le professeur de relations internationales John Mearsheimer, si la tragédie des puissances (principalement régionales au Moyen-Orient), en particulier dans un contexte synonyme d’absence d’hégémon mondial garantissant la stabilité dans la région, ne pouvait que produire des rivalités entre des États trop puissants et trop bien dotés pour accepter la domination de l’un d’entre eux sur l’ensemble de la zone, mais aucun d’entre eux n’étant suffisamment puissant pour assurer un semblant de stabilité géopolitique à long terme.
Une telle hypothèse mérite d’être discutée d’autant plus qu’elle a l’avantage d’expliquer les tensions et les conflits récurrents dans cette région par la configuration du système moyen-oriental et ses interactions avec le système international, avant même de prendre en compte (bien qu’elles soient naturellement importantes) les idéologies, la nature des régimes et la psychologie des différents acteurs. La tragédie à laquelle sont confrontées les puissances du Moyen-Orient est l’absence structurelle d’une puissance dominante, et a fortiori hégémonique, capable de rallier des allégeances et de conclure des accords et des équilibres qui constitueraient un ordre régional potentiellement plus stable. Depuis des années, les débats sur l’instabilité de la région se poursuivent sans issue, conduisant à certains égards à une impasse. La tendance dominante en Occident reflète de plus en plus un sentiment de résignation, considérant le Moyen-Orient comme une cause perdue.
Répartition contrainte du pouvoir et appétits révisionnistes
Trop puissants pour être définitivement soumis, mais pas assez puissants pour soumettre leurs adversaires, chaque pays pourrait, en théorie, remplir le rôle de puissance régionale grâce à des capacités matérielles et/ou idéologiques suffisantes (Iran, Israël, Turquie, Arabie saoudite, États-Unis, etc.). se trouvent dans une situation où la répartition du pouvoir et les appétits révisionnistes insatisfont tout le monde de manière systémique, et où l’impossibilité de se contenter du statu quo engendre une instabilité et des conflits chroniques et non moins systémiques. En d’autres termes, le réalisme offensif dont nous venons de voir un cas presque idéal dans le conflit qui vient de prendre fin (pour employer un terme quelque peu inapproprié) entre le duo israélo-américain, fondé sur la maximisation à court terme du pouvoir au détriment immédiat de la puissance rivale, semble pour l’instant être la seule voie géopolitique pour la région, à moins que nous ne réfléchissions aux conditions d’une nouvelle formule plus stabilisatrice, dont les contours devraient nous intéresser tous.
Une fois de plus, le conflit entre l’Iran et Israël a suscité de vifs débats sur l’extrême instabilité du Moyen-Orient. Les analystes citent les intérêts nationaux contradictoires, les régimes politiques hostiles et les visions du monde divergentes comme les principales causes des troubles actuels dans la région. La récente « guerre de douze jours » entre Téhéran et l’alliance Tel-Aviv-Washington nous a appris qu’aucun État, ni même un petit groupe d’États, ne semble en mesure d’assurer les conditions minimales nécessaires à la stabilité politique et stratégique de la région.
Absence ou échec d’une hégémonie régionale
Il est difficile d’espérer que le Moyen-Orient parvienne à un semblant de stabilité (ou de désordre) dans les années à venir. Souvent décrite comme la poudrière du monde, l’instabilité persistante de la région ne peut être attribuée à une seule cause, mais un facteur structurel ressort : l’absence ou l’échec d’une hégémonie régionale. Revenir sur le concept d’hégémonie dans les relations internationales offre un angle d’analyse utile pour comprendre pourquoi le Moyen-Orient reste en proie à des conflits très intenses et pourquoi le risque de guerres interétatiques majeures, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la région, continue de croître.
L’argument principal de cet article est que les caractéristiques uniques du Moyen-Orient sont avant tout géopolitiques. L’absence de puissance hégémonique, tant au niveau local qu’international, est une caractéristique déterminante de l’ordre stratégique et diplomatique de la région. Selon la théorie de la stabilité hégémonique, l’ordre international est plus susceptible d’exister lorsqu’une puissance a la volonté politique d’assumer un rôle de leader et la capacité d’imposer sa volonté aux autres. En limitant les acteurs déstabilisateurs et en maintenant une structure dominante qui décourage les conflits, une telle puissance hégémonique maintient un certain niveau d’ordre. Cette théorie a historiquement influencé l’interprétation des périodes de relative stabilité, telles que la Pax Britannica au XIXe siècle, lorsque la domination britannique a suivi le règlement post-napoléonien, ou la Pax Americana après 1945, lorsque le système international d’après-guerre a été façonné par la puissance américaine. Dans ces deux situations, une puissance était considérée comme capable et désireuse de maintenir l’ordre systémique.
Le Moyen-Orient, en revanche, connaît actuellement un vide structurel, car aucun État ou coalition n’a l’autorité, les moyens ou la volonté d’assumer un tel rôle stabilisateur.
La cause profonde de l’instabilité actuelle de la région est cette absence d’hégémonie. Les débats sur l’hégémonie régionale peuvent s’appliquer au Moyen-Orient, où les États, confrontés aux menaces de leurs voisins, cherchent à établir des sphères d’influence politique et militaire pour se protéger. Cela crée une dynamique mimétique de puissance offensive, chaque État rivalisant pour maximiser sa sécurité dans un système régional défini par la rivalité. En l’absence d’une puissance hégémonique mondiale capable de faire respecter l’ordre, cette dynamique génère une instabilité structurelle et renforce l’anarchie régionale.
La fin de la Pax Americana
S’il y a une tragédie au Moyen-Orient, elle semble résider dans l’incapacité d’un État – qu’il soit interne ou externe à la région – qui revendique l’hégémonie à garantir les structures minimales de stabilité telles qu’elles sont généralement comprises par les théoriciens de ce concept. Si l’on considère les trois dimensions généralement mises en avant lorsqu’on s’interroge sur le concept d’hégémonie : politique, économique et militaire, quelles leçons peut-on tirer de l’observation de cette région à ce prisme de l’hégémonie , à savoir l’absence/inexistence potentielle d’une puissance dominante disposée à assumer un rôle hégémonique ?
L’examen de la Pax Americana, l’ordre régional mené par les États-Unis au Moyen-Orient, nous amène à identifier des enseignements majeurs qu’il serait sage de garder à l’esprit lorsque l’on examine les possibilités de stabilisation pour les décennies à venir.
Premièrement, le Moyen-Orient n’a jamais fonctionné comme un complexe sécuritaire cohésif.
Au contraire, il reste une région profondément fragmentée, marquée par des rivalités sectaires, ethniques et idéologiques, ainsi que par la faiblesse des institutions étatiques et la persistance de conflits transnationaux menés par des intermédiaires. Ces conditions ont rendu la région intrinsèquement réfractaire à toute forme d’ordre extérieur imposé par une puissance lointaine comme les États-Unis.
Deuxièmement, les États-Unis ont à plusieurs reprises échoué à jouer un rôle cohérent et crédible de médiateur dans le conflit israélo-palestinien.
Les administrations successives se sont montrées soit peu disposées, soit incapables de résoudre le conflit israélo-palestinien, un grief central qui continue de miner la stabilité régionale et d’aliéner l’opinion publique arabe. Dans le même temps, Washington a eu du mal à contenir ou à équilibrer les ambitions concurrentes des puissances régionales telles que l’Iran, la Turquie, l’Arabie saoudite et Israël, chacune poursuivant sa propre vision de l’influence et de la domination. Il en a résulté un paysage régional en fragmentation constante, dans lequel le leadership américain a perdu sa cohérence et son autorité.
Troisièmement, l’incohérence de la politique étrangère américaine a érodé la confiance entre les alliés et enhardi les adversaires.
Des épisodes tels que l’abandon par Obama de la ligne rouge en Syrie et de sa stratégie pivot, le retrait par Trump du JCPOA négocié par l’administration Obama et les réajustements de Biden sans engagement de défense à long terme envers les alliés du Golfe ont signalé une dérive stratégique. Ces revirements ont sapé la perception des États-Unis comme garant fiable de la sécurité.
En somme, le déclin général de l’unipolarité américaine, accéléré par la montée en puissance de la Chine, le regain d’assurance de la Russie au Moyen-Orient et l’émergence d’un ordre mondial plus multipolaire, a érodé la capacité de Washington à façonner unilatéralement les résultats dans la région. En l’absence d’une puissance hégémonique capable ou disposée à imposer un nouvel ordre, la fin de la Pax Americana n’a pas inauguré une nouvelle stabilité, mais une période prolongée de désordre, de lutte d’influence et d’insécurité régionale.
Les États-Unis sont sans aucun doute la puissance qui a le plus cherché à jouer le jeu classique de l’hégémonie structurelle au Moyen-Orient
Les Etats-Unis n’y sont pas vraiment y parvenus si l’on se concentre sur le nombre de pays rivaux suffisamment puissants pour compromettre la Pax Americana totale au Moyen-Orient, mais insuffisamment équipés et capables de façonner la région selon leurs intérêts. En d’autres termes, chaque hégémon régional potentiel serait caractérisé par une incapacité structurelle à atteindre la taille et la puissance optimales nécessaires pour assurer une stabilité durable, tout en étant suffisamment grand pour être un facteur clé de la déstabilisation réelle ou potentielle de tout ou partie de la région MENA. C’est comme si cette zone géopolitique n’avait jamais vraiment connu de stabilisation par le biais d’un État hégémonique et était passée directement de la stabilité hégémonique de l’Empire ottoman, qui a prévalu pendant des siècles, au déclin de la Sublime Porte et à l’affirmation des puissances coloniales européennes, qui ont à leur tour été supplantées (dans une certaine mesure) par l’Union soviétique et (dans une large mesure) par les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. C’est là que semble résider
Une différence géostratégique fondamentale entre le Moyen-Orient et les autres régions du monde.
L’Amérique latine, malgré des pays opposés à Washington tels que le Venezuela ou, dans une moindre mesure, le Brésil sous la présidence de Lula, ne cherche pas (pour l’instant) à devenir une puissance nucléaire et ne peut être considérée comme un adversaire stratégique sérieux pour Washington. L’Europe occidentale, quant à elle, a effectivement accepté de devenir un protectorat américain après 1945, les tentatives d’indépendance de certains pays (menées par la France) et la présence d’un bloc pro-soviétique dans l’ Europ de l’Est n’ayant jamais réussi à diviser le camp pro-américain ni à remettre sérieusement en cause l’alliance atlantique, qui, aujourd’hui, montre pour la première fois des signes de fragmentation en raison du refus de plus en plus affirmé des dirigeants américains actuels d’assumer leur responsabilité hégémonique sur un continent qui était au cœur de la confrontation bipolaire mais qui pèse aujourd’hui moins lourd pour le président Trump et ses conseillers (leurs prédécesseurs ayant d’ailleurs amorcé ce changement de priorités géopolitiques) que la région Asie-Pacifique, où se profilent les conflits mondiaux de demain.
Quelle est la place du Moyen-Orient dans cet écheveau complexe d’héritages passés et de reconfigurations actuelles, et comment envisager des options possibles pour stabiliser la région à l’avenir, sachant que ces options sont actuellement plus théoriques que pratiques ? Nous soutenons ici que des formes d’hégémonie inachevées et irréalisables interagissent depuis plusieurs années pour faire du Moyen-Orient la zone d’instabilité chronique et structurelle qu’il est devenu. L’incapacité des acteurs mondiaux et régionaux à garantir, voire parfois à concevoir, une forme de leadership hégémonique susceptible d’apporter un minimum de stabilité met en évidence cinq problèmes différents mais en partie complémentaires.
Le Moyen-Orient après la Pax Americana : les Etats-Unis ont-ils renoncés à leur hégémonie ?
Le premier quart du XXIe siècle a clairement montré que Washington a largement échoué à structurer un ordre hégémonique durable au Moyen-Orient. De l’invasion de l’Irak en 2003 à sa réponse ambivalente au Printemps arabe, en passant par son incapacité à contrer l’influence croissante de l’Iran à travers le « pivot de la résistance », la stratégie américaine a systématiquement échoué. Même les opérations militaires israélo-américaines visant les intérêts iraniens n’ont pas réussi à provoquer le changement de régime ouvertement souhaité par Netanyahu et son entourage, ni à mettre fin au programme nucléaire iranien. Dans le même temps, les occasions répétées de résoudre le conflit israélo-palestinien, l’une des conditions essentielles à la stabilisation de la région, ont été reléguées au second plan depuis 2000. Tout cela met en évidence une contradiction fondamentale : la tentative de Washington d’imposer son hégémonie par la domination militaire et le changement de régime a non seulement échoué, mais s’est également révélée contre-productive. Une voie plus efficace, fondée sur l’engagement diplomatique et une posture équilibrée entre les acteurs régionaux, était possible, mais elle a été systématiquement ignorée.
Les accords d’Abraham : une tentative de reconfiguration d’une hégémonie régionale par procuration
Les accords d’Abraham, lancés en 2020 sous l’administration Trump, constituaient une tentative de reconfigurer cette stratégie défaillante en construisant une alliance régionale qui pourrait agir comme une hégémonie par procuration. En normalisant les relations entre Israël et des États arabes tels que les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Maroc, dans l’attente d’autres États parfois plus puissants, les accords visaient à fusionner la supériorité technologique et militaire d’Israël avec le poids financier et diplomatique des monarchies du Golfe. Uni par une hostilité commune envers l’Iran, ce bloc émergent était destiné non seulement à contrer l’influence de Téhéran, mais aussi à combler le vide laissé par le retrait stratégique progressif des États-Unis de la région. En substance, les accords visaient à externaliser l’ordre régional à une coalition alignée sur les intérêts américains, formant ainsi une sorte d’hégémonie déléguée.
La guerre de Gaza de 2023 a radicalement modifié le contexte
Cependant, ce projet s’est rapidement heurté à des limites structurelles. Alors que l’administration Biden tentait d’étendre les accords, notamment en courtisant l’Arabie saoudite, La campagne militaire israélienne, qui a fait de nombreuses victimes civiles et causé des destructions massives, a suscité une indignation généralisée dans le monde arabe et sapé la légitimité des efforts de normalisation. Bien que les liens formels établis dans le cadre des accords aient été maintenus, soutenus par la coopération en matière de renseignement et les intérêts économiques, la dynamique s’est essoufflée. L’Arabie saoudite, en particulier, a perdu tout intérêt à rejoindre le bloc après son rapprochement avec l’Iran négocié par la Chine et en l’absence de garantie de sécurité de la part des États-Unis, d’autant plus que la position régionale de l’Iran s’est affaiblie après la défaite militaire du Hezbollah et la chute du régime d’Assad, ce qui signifie que l’Iran ne représente plus une menace directe pour les intérêts de la monarchie saoudienne. Dans ce contexte, les accords d’Abraham ont perduré en tant que cadre diplomatique, mais n’ont pas réussi à évoluer vers une véritable alliance hégémonique capable d’ancrer l’ordre régional. Ils ont plutôt révélé à quel point l’influence des États-Unis s’est affaiblie et à quel point le paysage régional s’est fragmenté.
En fin de compte, l’ère de l’hégémonie américaine au Moyen-Orient semble révolue.
Un retour à la primauté américaine semble de plus en plus improbable, alors que les puissances régionales affirment leur autonomie et se livrent à une politique de couverture face à l’activité croissante de nouvelles puissances mondiales dans la région, comme c’est généralement le cas de la Chine. Ce qui nous attend n’est pas un nouvel ordre stable, mais un équilibre contesté et fluide, défini moins par une domination extérieure que par des intérêts divergents, des rivalités croissantes et un engagement américain incertain.
Le Moyen-Orient se trouve à un tournant critique et face à un défi fondamental : comment dépasser l’instabilité actuelle et construire un ordre régional qui réduise les tensions, prévienne les conflits futurs et ouvre la voie à une paix et une stabilité durables ? La réponse est claire : la responsabilité de mettre fin aux conflits dans la région et d’y instaurer la stabilité incombe aux principales puissances régionales. Cependant, des visions concurrentes, des gains et des pertes fluctuants et des agendas stratégiques contradictoires pourraient finalement perpétuer la guerre d’usure.
Israël : une hégémonie impossible ?
Alors que la puissance américaine était, sur le papier, la seule force capable de combiner les trois vecteurs traditionnels de l’hégémonie, Israël tente de tirer parti de son hégémonie technologique/scientifique et militaire, deux dimensions étroitement liées dans le cas de ce pays.
Si le 7 octobre 2023 a sans aucun doute marqué la crise des accords d’Abraham, qui étaient censés représenter, sous l’égide des États-Unis, la pierre angulaire de la stratégie israélienne visant à diluer la cause palestinienne en tentant d’aligner définitivement les principales capitales arabes qui ne l’avaient pas encore fait avec Tel-Aviv sur le même agenda stratégique, les mouvements pro-occidentaux, anti-iraniens et anti-islamistes. Les mouvements tels que le Hamas et le Hezbollah, sans parler du gouvernement des mollahs à Téhéran, étaient par définition les principales cibles d’une politique avouée et assumée de remodelage régional. C’est presque comme si la stratégie israélienne du gouvernement de Benjamin Netanyahu s’inspirait et allait au-delà de celle de l’administration Bush Jr.
La stratégie actuelle d’Israël n’est pas fondée sur des idéaux, mais sur l’utilisation sans compromis d’une puissance brute et coercitive.
L’approche israélienne consistant à rechercher « la paix par la force » est profondément problématique. Contrairement au projet néoconservateur qui a suivi l’invasion de l’Irak en 2003, qui s’articulait autour de l’exportation de la démocratie et des valeurs libérales, Elle vise à écraser la résistance, en particulier celle des groupes palestiniens et de « l’axe de la résistance » dirigé par l’Iran, par une domination militaire écrasante plutôt que par des compromis. Cette logique de la force abandonne toute prétention à un ordre fondé sur des règles ou des valeurs. Elle cherche plutôt à remodeler unilatéralement la région, par la dissuasion et la destruction des forces opposées, tout en ignorant les dimensions politiques, historiques et humanitaires plus profondes du conflit. En rejetant tout compromis et en n’offrant aucun horizon politique viable, cette stratégie risque d’alimenter les cycles de violence et l’instabilité régionale.
Sans surprise, la quête d’hégémonie des dirigeants israéliens ne peut aboutir que dans deux conditions.
1) Tout d’abord, cette quête d’hégémonie israélienne, qui se reflète explicitement dans les plans géostratégiques régionaux pour le Moyen-Orient présentés par le gouvernement israélien sous le nom de « Nouvel Ordre », doit présupposer l’absence d’une stratégie contre-hégémonique de la part des États voisins, à commencer par ceux qui ont un poids géopolitique important. La coexistence cédant la place à la volonté de contrôler des États ou des entités infranationales (Hamas, Hezbollah, milices irakiennes, Houthis), cette hégémonie en gestation présuppose clairement le retour de facto d’une forme de souveraineté limitée (rappelant la doctrine Brejnev pour les démocraties populaires d’Europe de l’Est pendant la guerre froide) pour de nombreux pays de la région, à commencer par le Liban et la Syrie, où il n’est plus surprenant (bien qu’injustifiable) de voir Israël pénétrer leur territoire et leur espace aérien sous prétexte d’empêcher l’accumulation de ressources militaires dans ces deux pays, même si cela implique d’instrumentaliser certaines minorités telles que les Druzes du Levant et les Alaouites en Syrie en particulier. Mais ce qui est encore plus dangereux, c’est que le plan hégémonique d’Israël risque de rester largement inachevé, voire de se retourner contre lui, car il est explicitement réfractaire à tout compromis. C’est comme si, pour reprendre une métaphore sportive bien connue, « seule la coupe et la victoire finale comptent ». Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que l’analyste politique israélien Yoni Ben Menachem ait déclaré lors du débat « The Arabosts » organisé par Zvi Yehezkeli sur i24 que « la Turquie est notre prochain ennemi », ajoutant que « après avoir vaincu l’Iran, si Dieu le veut, [les Israéliens] devront demander des comptes au Qatar pour tout ce qu’il a fait le 7 octobre (…) puis [ils] passeront à la Turquie ». Comme il s’agit ni plus ni moins d’une feuille de route vers l’hégémonie régionale, la question qui se pose ici est celle d’une éventuelle réaction contre-hégémonique, et donc de l’acceptabilité d’une domination de nature presque exclusivement militaire et oppressive. À cet égard, il y a lieu de conclure que ce type de domination, pour des raisons structurelles propres à chaque système régional où l’on observe des situations similaires aujourd’hui ou dans le passé, s’est très rarement, voire jamais, accompagné d’une normalisation politique à grande échelle. En d’autres termes, il est difficile de voir pourquoi les dirigeants israéliens de l’ , réussiraient là où les Américains ont échoué, d’autant plus que de nombreux États, comme nous l’avons vu récemment avec l’Iran, mais aussi la Turquie et même le Pakistan, se battront bec et ongles et disposent d’une énorme capacité à déstabiliser la région.
Deuxièmement, il est clair que derrière l’agenda hégémonique d’Israël, il y a clairement un pari sur l’effondrement des États, voire sur un chaos généralisé, dont les dirigeants israéliens parient qu’ils seront les seuls à pouvoir échapper.
Vouloir faire payer le prix d’une hégémonie israélienne irréalisable par l’affaiblissement structurel, voire le démantèlement, de la plupart des États voisins, fait écho à une forme d’hégémonie destructrice et inacceptable. Le désarmement du Hezbollah génère déjà des tensions importantes au Liban et pourrait pousser ce pays en faillite au bord de la guerre civile. Dans le même temps, la normalisation avec les nouveaux dirigeants de Damas, combinée aux incursions israéliennes en Syrie et à l’instrumentalisation des groupes minoritaires, risque de déstabiliser davantage la Syrie, plaçant le régime dans une position de plus en plus précaire. Et il est difficile d’imaginer comment les différents gouvernements, sans parler des nombreuses sociétés qui pourraient se rallier à un sentiment nationaliste ravivé par une menace israélienne, comme nous l’avons vu avec l’Iran pendant la « guerre des 12 jours », pourraient adhérer à un tel projet, surtout s’il s’accompagne de la mise en œuvre d’un nettoyage ethnique dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, comme le souhaite désormais explicitement la majorité des partis politiques israéliens, et même la population juive israélienne.
Pays du Golfe : hégémonie sans responsabilité ?
Malgré leurs ressources financières importantes, les pays du Golfe restent militairement faibles et, plus important encore, sont de plus en plus perçus comme des acteurs qui s’appuient sur la couverture, les calculs tactiques et l’endiguement plutôt que sur un engagement stratégique visant à stabiliser la région. Depuis les soulèvements arabes de 2011, les politiques étrangères de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis sont moins motivées par une vision régionale que par un profond sentiment de menace. Plutôt que de répondre aux soulèvements par un engagement ou un soutien à la transformation régionale, les deux États ont adopté une stratégie de confinement visant à réprimer le changement politique, à freiner la montée des mouvements islamistes et à contrer l’influence iranienne. Leurs interventions dans la région ont été marquées par une diplomatie coercitive, des guerres par procuration et un engagement sélectif, tous destinés à préserver leur domination tout en évitant les responsabilités liées au leadership régional.
Au cœur de leur approche se trouvait un calcul géopolitique étroit. Le Printemps arabe n’était pas perçu comme une période d’opportunités, mais comme une force disruptive susceptible de déstabiliser les monarchies et de renforcer leurs rivaux idéologiques. En réponse, Riyad et Abu Dhabi se sont alignés sur les régimes autoritaires et les élites militaires, de l’Égypte au Soudan, tout en consacrant des ressources financières, politiques et militaires à l’isolement de l’Iran et à l’affaiblissement de l’islam politique.
La diplomatie financière a joué un rôle central dans cette stratégie d’endiguement.
L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont apporté un soutien généreux à l’Égypte après le coup d’État militaire de 2013, non pas pour soutenir la reprise ou les réformes, mais pour garantir l’exclusion des Frères musulmans et maintenir Le Caire dans l’axe pro-Golfe. De même, ils ont soutenu les factions anti-islamistes en Libye et au Soudan, considérant ces zones principalement comme des champs de bataille pour l’endiguement idéologique plutôt que comme des opportunités de stabilisation ou de reconstruction régionale.
Au Yémen, la logique de la peur et de la couverture stratégique a été particulièrement prononcée. L’intervention menée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis en 2015, officiellement pour rétablir une gouvernance légitime, s’est rapidement transformée en une crise humanitaire prolongée. Malgré la détente négociée par la Chine en 2023 entre l’Arabie saoudite et l’Iran, qui a réduit les hostilités transfrontalières, les investissements du Golfe dans la stabilisation post-conflit ou dans des solutions structurelles ont été limités. Le retrait et la désescalade ont été privilégiés par rapport à la reconstruction ou à la réconciliation, reflétant une réticence plus générale à s’engager profondément dans les fragilités de la région.
La politique étrangère des Émirats arabes unis, bien que plus affirmée que celle de l’Arabie saoudite, a également reflété une orientation vers l’intérieur et transactionnelle.
Son rôle de fer de lance dans les accords d’Abraham de 2020 et la normalisation avec Israël visait moins à remodeler la dynamique régionale de manière inclusive qu’à renforcer son propre levier stratégique grâce à des alliances fondées sur la coopération sécuritaire et économique. Son engagement en Syrie et au Soudan n’était pas guidé par une volonté de reconstruction régionale, mais par la recherche d’avantages géopolitiques et d’influence sur ses rivaux, en particulier la Turquie et l’Iran.
Même la dynamique intra-CCG a suivi cette logique de concurrence et d’endiguement. Le blocus du Qatar par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, déclenché par des positions divergentes sur l’islam politique et les relations avec l’Iran, reflétait une vision de la politique régionale fondée sur l’exclusion et la rivalité plutôt que sur la coordination et l’intégration.
Le choc du 7 octobre 2023 et ses conséquences ont été perçus par Riyad et Abu Dhabi comme une occasion d’accélérer le recul de l’islam politique et d’affaiblir les alliés régionaux de l’Iran.
Tout en se réjouissant des pertes du Hezbollah et de la posture contrainte de Téhéran, ils sont également restés profondément préoccupés par d’éventuelles représailles et l’instabilité régionale. Cette ambivalence s’est manifestée le plus clairement dans la position prudente de l’Arabie saoudite à l’égard d’un changement de régime en Iran, qu’elle considérait comme potentiellement déstabilisateur pour l’ensemble du Golfe.
Pris ensemble, ces développements mettent en évidence une caractéristique déterminante de la politique étrangère des États du Golfe : une préférence pour la contention plutôt que l’engagement, et pour la réduction des risques plutôt que le leadership régional. Alors que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis se replient de plus en plus sur eux-mêmes, se concentrant sur d’ambitieux plans de développement, renégociant leurs contrats sociaux et faisant face aux pressions financières liées à la décarbonisation mondiale, leurs politiques étrangères risquent de devenir encore plus défensives et transactionnelles. Plutôt que de façonner un nouvel ordre régional, les États du CCG semblent déterminés à s’isoler de ses turbulences.
Iran : une hégémonie sans acceptation ?
L’Iran représente le dernier cas d’hégémonie inachevée dans cette partie du monde. Il semble possible de dire que la République islamique d’Iran a des ambitions hégémoniques non acceptées, notamment pour des raisons idéologiques. Si le potentiel stratégique de cet État est réel, sans même mentionner son accession possible au statut de puissance nucléaire dans quelques années, qui conduirait effectivement à l’établissement d’un duopole stratégique dans la région avec Israël (jusqu’à ce que d’autres pays comme la Turquie, l’Égypte ou l’Arabie saoudite soient en mesure de suivre le mouvement), les principaux obstacles à l’acceptation d’une hégémonie centrée sur Téhéran semblent provenir du maintien de certaines des ambitions révolutionnaires originelles qui ont fondé le régime actuel, au premier rang desquelles figurent l’anti-occidentalisme et l’hostilité envers les alliés américains dans la région, menés par Israël et les monarchies sunnites.
D’une certaine manière, en raison des sanctions économiques qui ont saigné l’Iran à blanc et de l’antagonisme qui prévaut depuis de nombreuses années entre l’axe dominé par Téhéran et les États pro-américains, la République islamique se trouve dans une situation en partie opposée à celle de l’Arabie saoudite, qui jusqu’à récemment voulait jouir d’un leadership sans responsabilité. Téhéran semble vouloir assumer son rôle de puissance régionale, mais elle n’a pas toujours les moyens économiques ni la capacité de faire accepter à tous ses ambitions hégémoniques.
Le projet de longue date de l’Iran visant à construire un « axe de la résistance » semble avoir atteint ses limites. Au lendemain de la guerre de 12 jours, Téhéran a subi des revers stratégiques majeurs, perdant des alliés clés comme le Hezbollah et assistant à l’effondrement de son allié, le régime d’Assad en Syrie. Le recours à un réseau transnational de mandataires chiites, un projet élaboré depuis plus de quarante ans, n’a pas seulement échoué à assurer une influence régionale durable, mais s’est également retourné contre lui, conduisant à la consolidation d’un bloc contre-hégémonique mené par les pays du Golfe et Israël et à un isolement croissant.
La vulnérabilité la plus importante de l’Iran réside à l’intérieur de ses frontières. Le régime est de plus en plus contraint par une profonde fragilité interne, un manque chronique de légitimité et une économie en déclin.
Si les conflits extérieurs ont parfois suscité un bref « ralliement autour du drapeau », ils n’ont pas résolu la crise structurelle du régime. La population iranienne, majoritairement jeune, se détache de plus en plus de la vision idéologique du Wilayat al-Faqih, considérant la politique étrangère du régime comme un aventurisme imprudent qui a entraîné des difficultés, l’isolement et la stagnation économique.
Ces défis internes sont aggravés par des changements structurels imminents. La tendance mondiale à la décarbonisation et la transition inévitable vers une ère post-pétrolière menacent l’économie déjà fragile de l’Iran, longtemps paralysée par les sanctions internationales et la mauvaise gouvernance. Contrairement à d’autres États riches en ressources, l’Iran n’a pas su tirer pleinement parti de ses richesses énergétiques, et la fenêtre d’opportunité pour le faire se referme rapidement. Ensemble, ces contraintes internes et externes limitent considérablement la capacité de l’Iran à projeter sa puissance et à soutenir ses ambitions régionales.
Vers une hégémonie consentie au Moyen-Orient ?
Est-il concevable que le Moyen-Orient se retrouve dans une situation synonyme d’hégémonie consentie dans les décennies à venir ? Si cela semble peu probable à court terme, quelles conditions seraient nécessaires pour qu’une forme de partage hégémonique s’instaure entre les puissances politiques, économiques et militaires ?
La nécessité d’un État palestinien souverain et viable est plus évidente que jamais, surtout depuis octobre 2023. La région a trop longtemps vécu dans l’utopie d’une solution imaginaire qui ne tient pas compte des droits non négociables du peuple palestinien à l’autodétermination. Aujourd’hui, il est plus clair que jamais que la seule façon de faire taire leurs aspirations légitimes sera de les expulser et/ou de les détruire, tôt ou tard. En d’autres termes, le programme hégémonique d’Israël doit faire l’objet de compromis sérieux, sous peine de provoquer dans les années à venir une alliance contre-hégémonique qui ne pourra prendre que la forme d’une consolidation de la mobilisation de plusieurs États de la région en faveur de la Palestine.
L’Arabie saoudite, seul pays capable de rallier tous les pays du Golfe à son approche, est destinée à assumer des responsabilités de plus en plus importantes de manière structurelle et durable, plutôt que temporaire ou conjoncturelle.
Les mécanismes de reconstruction régionale ne peuvent voir le jour qu’avec une forte impulsion de l’Arabie saoudite, ce qui signifie, par exemple, s’éloigner des accords bilatéraux tels que ceux conclus récemment entre Washington et Riyad. Il faut plutôt mettre en place une coopération économique, environnementale et sociale impliquant tous les acteurs régionaux. C’est la seule stratégie qui puisse briser le cycle de la recherche de rentes géopolitiques qui profite à tant de régimes depuis des décennies et faire passer les besoins des populations avant ceux de certains dirigeants. Parmi les cas les plus visibles de rentiérisme géopolitique aujourd’hui, on peut citer l’Égypte, qui a été contrainte de céder certaines de ses îles à certaines monarchies riches en pétrole, telles que les Émirats arabes unis, intéressées par des garanties financières en espèces compte tenu de la dette croissante du régime égyptien depuis plusieurs décennies. La nécessité de garantir la stabilité de ce dernier empêchant les États voisins de l’abandonner à son sort. À cet égard, les pays de l’ASEAN constituent un exemple intéressant de coopération régionale qui ne repose pas nécessairement sur un alignement géopolitique, et qui pourrait servir d’inspiration aux États du Moyen-Orient.
L’Iran, pour sa part, doit se reconfigurer en tant qu’État-nation puissant et influent
Il doit le faire en raison de son rôle historique dans cette partie du monde (un rôle qui n’est pas nécessairement voué à disparaître, compte tenu de l’importance que les élites chinoises accordent à ce pays dans leurs ambitions d’expansion économique mondiale), mais dépouillé de la dimension utopique révolutionnaire qui a émergé après la révolution islamique.
Enfin, afin d’éviter toute dynamique interne aux États susceptible de compromettre leur stabilité, voire leur unité, il est important d’envisager des mécanismes permettant de représenter les griefs des peuples et des groupes sociaux, illustrant ainsi le fait que la construction d’une hégémonie minimale doit impliquer des dynamiques politiques et symboliques incluant toutes les composantes des sociétés de la région.
En conclusion,
Il semble qu’une formule de paix pourrait émerger d’une refonte substantielle des différents équilibres hégémoniques qui ont échoué tour à tour ou continuent d’échouer dans cette partie du monde. Si personne ne peut bien sûr envisager l’instauration d’une stabilité significative dans l’ensemble du Moyen-Orient à court terme, il semble toutefois qu’une réflexion approfondie sur le concept d’hégémonie et les différents programmes inachevés dans cette région puisse permettre de réaliser des progrès importants en termes de compréhension intellectuelle et politique. Ces programmes hégémoniques inachevés, s’ils ne sont pas rapidement et profondément modifiés, continueront de plonger le Moyen-Orient dans la tragédie dont il a tout intérêt à sortir le plus rapidement possible.
Mohamed-Ali Adraoui et
Hamza Meddeb, Research Fellow at MHK Carnegie Middle East Center