Droite en marche : les nouvelles lignes de fracture du continent
Un vent nouveau souffle sur l’Europe — mais il n’est pas toujours porteur d’espoir. Des capitales de l’Est à celles de l’Ouest, une même tendance s’impose : l’irrésistible ascension de la droite radicale. À Bucarest, Lisbonne, Berlin ou Vienne, ces partis longtemps relégués aux marges gagnent du terrain, s’installent dans les parlements, influencent les gouvernements et imposent leurs thèmes au cœur du débat public. Ce bouleversement n’est plus une exception : c’est un basculement.
Pourquoi ces voix du repli séduisent-elles autant ? Comment transforment-elles la peur en projet politique ? Et surtout, que dit cette vague conservatrice du rapport de l’Europe à son passé, à ses frontières, à son avenir ?
À l’heure où le continent cherche un équilibre entre mémoire, identité et ouverture au monde, il devient urgent de comprendre les ressorts d’une recomposition qui redessine, en silence mais en profondeur, le visage de la démocratie européenne.
Les grandes tendances de la progression de la droite radicale en Europe
Jadis symbole de modération et de dialogue pluraliste, l’Europe traverse une période de convulsions politiques où la droite radicale, longtemps reléguée aux franges du débat public, s’impose comme une force structurante. Des scrutins locaux aux élections nationales, cette mouvance redessine les équilibres du Vieux Continent, défiant les traditions démocratiques et bousculant les certitudes idéologiques.
Cette poussée, loin d’être homogène, épouse les particularismes nationaux tout en partageant des thèmes communs : rejet des élites, crispation identitaire et critique de l’intégration européenne.
Europe de l’Est :
– Roumanie : Le parti AUR, mêlant souverainisme et conservatisme social, a recueilli 46 % des voix au second tour de la présidentielle de 2023, secouant une classe politique historiquement ancrée dans l’atlantisme.
– Pologne : La coalition Confédération (extrême droite) dépasse les 20 % dans les sondages, concurrençant le PiS (droite nationaliste) sur son propre terrain.
– Hongrie : Au pouvoir depuis 2010, le Fidesz de Viktor Orbán (officiellement conservateur) a institutionnalisé un nationalisme ethniciste, restreignant les libertés publiques et promouvant une « démocratie illibérale » centrée sur l’identité chrétienne.
Europe du Sud :
– Portugal : Le parti Chega, fondé en 2019, réalise une percée fulgurante en devenant la troisième force politique aux législatives de 2024, avec 18 % des voix.
– Italie : Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni, porté par un programme anti-immigration et traditionaliste, dirige le gouvernement depuis 2022, incarnant une normalisation de l’extrême droite au sein de l’UE.
– Espagne : Vox, parti ultranationaliste, s’est imposé comme troisième force aux élections de 2023 (12 %), influençant la droite traditionnelle du PP vers des positions plus dures sur la Catalogne et l’immigration.
Europe du Nord et de l’Ouest :
– Allemagne : Lors des élections législatives, du 23 février, l’AfD (Alternative für Deutschland) a confirmé son ancrage en obtenant 20,8 % des voix, devenant la deuxième force politique du pays. Dans les cinq Länder de l’Est, elle devient la principale force politique. La CDU/CSU (centre-droit), désormais concurrencée sur sa droite, durcit son discours sur l’immigration et la sécurité.
– Pays-Bas : Vainqueur des législatives de novembre 2023, le PVV de Geert Wilders a formé en juin 2024 un gouvernement minoritaire avec le VVD (libéraux conservateurs) et le BBB (agrariens), malgré ses positions anti-islam et eurosceptiques. Pour la première fois, l’extrême droite entre au pouvoir. Wilders, figure centrale de la coalition, a mis en suspens son projet de « loi anti-Coran » pour rassurer ses partenaires, avec le soutien externe du NSC (centre-droit).
– Suède : Ancrés dans des origines néonazies des années 1990, les Démocrates suédois (SD, extrême droite) soutiennent depuis 2022 un gouvernement minoritaire de centre-droit sans y participer directement. Devenus la deuxième force politique, ils influencent fortement les politiques migratoires et sécuritaires, imposant des lois restrictives comme la limitation du regroupement familial. Une alliance qui ternit l’image progressiste du modèle suédois.
– Belgique : Le Vlaams Belang (VB), parti nationaliste flamand d’extrême droite, a consolidé son influence lors des élections de juin 2024, atteignant 23 % en Flandre et devenant la deuxième force politique régionale. Il imprègne les débats sur l’immigration et l’autonomie flamande, poussant les partis traditionnels à durcir leurs positions.
– France : À la suite des législatives de 2025, le Rassemblement National (RN) est devenu la première force à l’Assemblée nationale, bouleversant l’équilibre institutionnel. Incontournable, il influence la formation du gouvernement et impose ses priorités (immigration, sécurité, identité nationale), s’appuyant sur un ancrage massif dans les territoires ruraux, périurbains et villes moyennes.
Les conséquences sont profondes :
– Érosion des modérés : Les partis historiques (social-démocrates, chrétiens-démocrates) poursuivent leur déclin dans de nombreux pays européens. En Finlande, le Parti des Finlandais (extrême droite) façonne la politique gouvernementale depuis 2023. En Autriche, le FPÖ a remporté les élections législatives anticipées du printemps 2025, s’imposant comme première force politique et durcissant le débat sur l’immigration et l’identité nationale.
– Polarisation et fragmentation : Les Parlements se divisent en blocs antagonistes, compliquant la formation de majorités. Au Danemark, le Parti populaire danois a poussé le gouvernement à adopter les lois migratoires les plus strictes d’Europe, sans même être au pouvoir.
– Normalisation de l’illibéralisme : Le discours anti-UE, gagne en légitimité. La Hongrie et la Slovaquie de Robert Fico bloquent désormais les décisions communautaires sur l’aide à l’Ukraine ou l’asile.
Cette métamorphose politique interroge l’avenir même du projet européen. Entre tentation du repli et résilience démocratique, l’Europe doit réinventer un récit commun capable de concilier souveraineté nationale et coopération, pluralisme et cohésion sociale. La réponse à ce défi déterminera si le Vieux Continent reste un laboratoire de la démocratie ou sombre dans les fractures identitaires.
Discours et Stratégies de l’Extrême Droite : Peur, Identité et Manipulation
L’extrême droite européenne articule son discours et ses stratégies autour de deux piliers principaux : l’instrumentalisation de la peur de l’immigration et la promotion d’une identité nationale exclusive, le tout amplifié par des tactiques de manipulation émotionnelle.
L’immigration comme menace existentielle et ciment idéologique : Au cœur de la rhétorique se trouve la présentation de l’immigration comme une menace existentielle. Des partis comme l’AUR (Roumanie), Chega (Portugal) ou l’AfD (Allemagne) amalgament immigration, criminalité, chômage et déclin culturel, alimentant un récit anxiogène via des slogans chocs (« Notre pays, nos règles ») et des images de frontières « envahies ». La théorie conspirationniste du « grand remplacement », largement diffusée notamment sur les réseaux sociaux, sert à simplifier des crises complexes (économiques, identitaires) en une prétendue « invasion » qu’il faudrait combattre. Cette instrumentalisation transforme la peur de l’Autre en un puissant ciment idéologique, unifiant un électorat fragilisé autour d’une réponse simpliste à des défis pourtant multidimensionnels.
Une identité nationale exclusive comme bouclier : Face à cette menace construite, l’extrême droite forge et défend une vision fermée et idéalisée de l’identité nationale.
Elle oppose un « peuple pur » — défini comme le gardien des traditions et de la sécurité — à la fois aux « élites déconnectées » accusées de trahison et aux « étrangers menaçants ». Des mouvements comme le FPÖ autrichien ou le PVV néerlandais s’approprient les symboles nationaux (drapeaux, héritage historique) et cultivent une nostalgie orchestrée (familles « traditionnelles », grandeur passée) pour incarner cette nation fantasmée. Simultanément, les minorités sont désignées comme boucs émissaires responsables des maux de la société. Ce dualisme manichéen — « nous contre eux » — polarise brutalement le débat public, remplaçant le dialogue par l’affrontement.
Tactiques de manipulation pour amplifier la peur : Pour diffuser ce discours et mobiliser leur base, ces partis recourent à des tactiques spécifiques visant à manipuler les émotions et à amplifier le sentiment de peur :
1. Émotions virales : L’utilisation de slogans simplistes et percutants (« Sauvons l’Europe »), de vidéos choc et une présence massive sur les réseaux sociaux permettent de court-circuiter les médias traditionnels et de propager rapidement des messages basés sur la peur et la colère.
2. Apocalypse fabriquée : La diffusion de scénarios catastrophes (« invasion imminente ») et l’utilisation de chiffres alarmistes, souvent sortis de leur contexte, entretiennent un sentiment d’urgence permanent, visant à influencer l’agenda politique et médiatique.
3. Guerre des récits : En accusant systématiquement les médias établis et les gouvernants de « mentir » ou de « cacher la vérité », ces partis se positionnent comme les seuls défenseurs authentiques des « vrais citoyens ». Cette stratégie vise à creuser une fracture de confiance profonde entre un « nous » (le peuple) et un « eux » (les élites, les étrangers), délégitimant ainsi toute critique ou analyse contradictoire.
Racines profondes : malaise économique, quête identitaire et défiance institutionnelle
Racines profondes : malaise économique, quête identitaire et défiance institutionnelle
Insécurité matérielle : un terreau fertile
Depuis 2008, les crises économiques successives (pandémie, tensions géopolitiques) ont exacerbé l’insécurité. Inflation, précarité et déclassement des classes moyennes nourrissent un sentiment d’abandon, surtout dans les zones rurales et périurbaines. Face à cette angoisse, les partis radicaux promettent protection, frontières et ordre économique restauré, contrastant avec l’impuissance perçue des partis traditionnels.
Identité en crise : mondialisation et nostalgie
La mondialisation et la diversité culturelle sont vécues comme des menaces pour la cohésion nationale.
L’immigration devient le symbole d’une dilution culturelle, contre laquelle l’extrême droite propose un retour à une identité « pure ». Ce récit rassure un électorat en quête de repères, valorisant une nostalgie du passé et une vision figée de la nation.
Déclin de la confiance dans les institutions
Scandales politiques, technocratie et déconnexion des élites ont sapé la légitimité des partis historiques. L’échec des gouvernements à gérer les crises (migratoires, sanitaires) a renforcé la perception d’un système injuste. L’extrême droite capitalise sur cette défiance, se présentant comme la seule alternative crédible, capable de rompre radicalement avec le statu quo.
Impacts sur le paysage politique et la société
Impacts sur le paysage politique et la société
Droitisation du débat public et des politiques
La percée de l’extrême droite a déplacé le débat public vers des thèmes sécuritaires et identitaires. L’immigration, autrefois abordée avec nuance, domine désormais l’agenda, entraînant des lois plus strictes (contrôles renforcés, restrictions aux droits sociaux). Les partis traditionnels, pour éviter de perdre des voix, reprennent ces sujets, banalisant une rhétorique fondée sur la peur. Résultat : les positions modérées s’effacent, remplacées par un clivage binaire entre « protectionnistes » et « progressistes », érodant le dialogue démocratique.
Fractures sociales et fragilité institutionnelle
Socialement, la stigmatisation des migrants et minorités s’intensifie, alimentant tensions communautaires et replis identitaires. Les discours de haine, désormais relayés sans complexe, normalisent l’exclusion.
Sur le plan institutionnel, l’instabilité s’accroît : coalitions fragiles, majorités ingouvernables. Dans certains pays (Suède, Italie), les partis modérés dépendent de l’extrême droite pour gouverner, légitimant ses idées. Cette dynamique sape les contre-pouvoirs (médias indépendants, justice) et menace le pluralisme, affaiblissant les fondements mêmes des démocraties européennes.
L’Europe au miroir de ses contradictions – Mémoire, survie et équilibres fragiles
L’essor de l’extrême droite en Europe traduit moins un repli national qu’une crise de la mondialisation, déchirée entre interdépendances incontournables et tentation du rejet.
Ce paradoxe heurte la mémoire d’une Europe reconstruite après 1945 par des travailleurs étrangers — italiens, turcs, maghrébins — dont le labeur a animé l’élan économique du continent. Aujourd’hui encore, l’Europe, vieillissante, repose sur ces « mains étrangères », qu’elle stigmatise tout en en dépendant.
Ignorer cette réalité n’est pas seulement moralement discutable, c’est une erreur stratégique. Alors que l’Afrique s’apprête à devenir un géant démographique et que l’Asie mène l’innovation, une Europe repliée sur elle-même risque l’isolement. Les populismes, en cultivant la peur de l’autre, oublient que les civilisations s’effondrent moins par invasion que par refus du monde.
L’enjeu n’est pas d’opposer ouverture et identité, mais de conjuguer mémoire et lucidité. L’avenir de l’Europe réside dans sa capacité à demeurer un pont — non une forteresse.