L’antisémitisme, phénomène persistant à travers l’histoire, est souvent expliqué par le paradigme simpliste selon lequel les Juifs, se revendiquant comme le « peuple élu », susciteraient jalousie ou hostilité. Cette lecture, ancrée dans une vision théologique, occulte les dynamiques sociales, psychologiques et géopolitiques sous-jacentes. En adoptant une perspective « païenne » – c’est-à-dire détachée des présupposés monothéistes et axée sur une analyse profane des récits collectifs – cet article propose de considérer le monothéisme comme une forme d’ingénierie sociale, conçue pour unifier et affirmer une identité collective. Cette hypothèse, délibérément provocatrice, vise à éclairer les racines de l’antisémitisme non comme une réaction à une prétendue « élection divine », mais comme le produit de dynamiques identitaires concurrentes. En examinant l’évolution historique de ces dynamiques et leurs manifestations contemporaines, notamment dans le conflit israélo-palestinien, nous soulignerons un cercle vicieux où l’affirmation identitaire et l’absence de remise en question alimentent la violence, tout en esquissant des pistes pour en sortir.
Canaan, l’Exode et la construction d’un narratif national
Une lecture historique et archéologique du récit biblique de l’Exode révèle que, vers le XIIIe siècle av. J.-C., Canaan était une province sous influence égyptienne (Finkelstein & Silberman, 2001). L’idée d’une « Terre promise » apparaît ainsi comme une construction mythique plutôt qu’une réalité géopolitique. Fuir l’Égypte pour Canaan équivaudrait, en 1965, à quitter Moscou pour Varsovie, deux territoires sous une même sphère d’influence. Le récit de l’Exode n’est pas un compte rendu historique, mais un mythe fondateur, celui d’une nation en devenir à travers un voyage initiatique (Assmann, 1997). Ce narratif, loin d’être unique, s’inscrit dans une tradition universelle de récits épiques forgeant l’identité collective, comme l’Énéide pour Rome ou les sagas nordiques.
Le monothéisme, dans ce contexte, peut être analysé comme une forme d’ingénierie sociale, un outil psychologique et politique pour unifier des tribus sémites disparates. Jan Assmann (1997) soutient que le monothéisme juif, en posant un Dieu unique et créateur, a rompu avec les polythéismes environnants, offrant un cadre normatif et un sentiment de singularité. La croyance en un Dieu porteur d’un dessein divin est psychologiquement rassurante, répondant à l’angoisse existentielle face à l’incertitude de la vie (Freud, 1939). Contrairement aux traditions orientales, qui privilégient une quête intérieure du divin (comme dans le bouddhisme ou le taoïsme), l’exotérisme monothéiste impose une régulation sociale stricte. Un peuple se définissant comme l’allié exclusif du Créateur forge un narratif puissant, ancré dans les aspirations humaines profondes à la transcendance et à la cohésion collective.
Ingénierie sociale et manipulation culturelle
Cette ingénierie sociale vise à affirmer une identité unique, capable de toucher l’interlocuteur au plus intime. Un exemple historique illustre ce principe : lors de la bataille de Péluse (525 av. J.-C.), les Perses exploitèrent la sacralité des chats, associés à la déesse égyptienne Bastet, pour désarmer leurs adversaires égyptiens, réticents à blesser ces animaux (Herodote, Histoires, II, 141). Cette manipulation culturelle montre comment des croyances peuvent être instrumentalisées dans des luttes de pouvoir. De même, le monothéisme juif, en liant les tribus sémites à un projet divin commun, a pu servir de levier pour unifier et mobiliser face à des voisins puissants, comme les Philistins ou les Assyriens (Liverani, 2005).
Cependant, ce narratif comporte un revers : en se définissant comme le peuple de l’alliance divine, les Juifs se sont singularisés, mais ont aussi créé une dichotomie implicite entre « élus » et « non-élus ». Quiconque s’oppose à ce peuple devient, par extension, un adversaire du dessein divin. Cette perception alimente une mystique de résilience, mais aussi une forme d’« auto-renforcement identitaire ». Le royaume de Juda, petit ne pouvait faire face a l’empire babylonien, et divisé face à l’Empire romain, Les juifs n’avaient que peu de chances de résister à l’annexion en 70 ap. J.-C. (Goodman, 2007). La destruction du premier temps illustre les limites géopolitiques d’une entité affaiblie, mais le narratif de l’élection divine a permis de préserver une identité collective malgré la diaspora.
L’antisémitisme comme affirmation identitaire concurrente
L’antisémitisme chrétien, particulièrement marqué au Moyen Âge, s’inscrit dans une logique d’affirmation identitaire. En se revendiquant comme le « nouveau peuple de Dieu », le christianisme a cherché à supplanter le judaïsme, accusant les Juifs de « déicide » pour légitimer sa suprématie théologique (Nirenberg, 2013). Au XIXe siècle, l’antisémitisme européen accompagne l’émergence des États-nations, qui exigent une homogénéité culturelle et somment les Juifs de choisir entre leur communauté et la nation (Arendt, 1951). Ce besoin d’affirmation identitaire au détriment de l’autre est une constante dans l’histoire de l’antisémitisme.
En revanche, jusqu’à la guerre des Six-Jours (1967), les Juifs vivaient généralement en meilleure sécurité dans les terres musulmanes qu’en Europe chrétienne. Si des tensions ont existé aux origines de l’islam (ex. : le conflit avec les tribus juives de Médine), l’antisémitisme systématique était rare dans le monde musulman avant le XXe siècle (Cohen, 1994). En Asie, où les religions comme le bouddhisme ou le shintoïsme privilégient la conscience individuelle et le karma, l’antisémitisme n’a jamais pris racine. Par exemple, le Japon, allié de l’Allemagne nazie, n’a pas persécuté les Juifs, malgré ses propres crimes de guerre (ex. : massacres en Chine, système des « femmes de réconfort ») (Shillony, 1991). Cette absence d’antisémitisme en Asie illustre une différence fondamentale : les traditions asiatiques, axées sur la responsabilité individuelle, ne favorisent pas la compétition des destinées collectives.
Le cercle vicieux contemporain
Dans le conflit israélo-palestinien, l’antisémitisme contemporain reflète, en partie, le besoin palestinien de faire entendre une injustice perçue face à l’occupation israélienne. Ce besoin d’affirmation identitaire, similaire à celui des chrétiens ou des États-nations européens, alimente une lutte qui n’est pas théologique, mais géopolitique. Cependant, du côté israélien, l’héritage de l’ingénierie sociale monothéiste peut renforcer une vision où ceux qui rejettent l’alliance divine (ou son corollaire moderne, le projet sioniste) sont perçus comme illégitimes. Cette posture, en limitant la remise en question, contribue à un cercle vicieux : l’affirmation identitaire d’un groupe suscite l’hostilité de l’autre, qui répond par sa propre affirmation, perpétuant la violence.
Ce cycle n’est pas inéluctable. Sortir du paradigme monothéiste, comme le propose cette analyse païenne, invite à déconstruire les récits essentialistes. Une solution pourrait résider dans un dialogue reconnaissant les besoins identitaires des deux parties sans les opposer. Les traditions asiatiques, en évitant la comparaison des destinées collectives, offrent une piste : privilégier la coexistence et la responsabilité individuelle plutôt que l’exclusivité divine ou nationale.
Conclusion
En posant le monothéisme comme une forme d’ingénierie sociale, cette analyse païenne de l’antisémitisme révèle que ce phénomène naît moins d’une « élection divine » que d’un besoin universel d’affirmation identitaire. Historiquement, ce besoin a pris des formes variées : concurrence théologique dans le christianisme, homogénéisation nationale en Europe, ou revendications géopolitiques dans le conflit israélo-palestinien. L’absence d’antisémitisme en Asie montre qu’une vision non compétitive des identités est possible. Cependant, le narratif monothéiste, s’il a unifié, a aussi figé des postures qui limitent la remise en question, alimentant un cercle vicieux de violence. Pour en sortir, il faut dépasser les récits exclusivistes et promouvoir un dialogue ancré dans la reconnaissance mutuelle. Ce n’est qu’en démystifiant ces dynamiques que l’on pourra espérer une coexistence apaisée, au Proche-Orient et au-delà.