À six mois d’un scrutin crucial, l’exclusion de Tidjane Thiam de la liste électorale révèle une stratégie d’élimination des opposants par la voie judiciaire. Derrière les discours diplomatiques apaisants, le verrouillage institutionnel s’intensifie, entre jeux d’influence, tensions internes et inquiétudes croissantes sur la sincérité du processus démocratique ivoirien.
L’annonce a fait l’effet d’un séisme politique. À six mois de la présidentielle prévue en octobre 2025, Tidjane Thiam, président du PDCI-RDA et candidat déclaré, sous décision de la justice, a été radié de la liste électorale, officiellement en raison de la perte de sa nationalité ivoirienne, consécutive à sa naturalisation française passée. Une décision qui rebat les cartes d’un scrutin déjà tendu, et qui soulève des interrogations profondes : sur l’indépendance de la justice, sur le respect des droits civiques, mais aussi sur les tractations géopolitiques d’une présidentielle à forts enjeux diplomatiques.
Le cas Thiam : naturalisé, déchu, entre loi et interprétation
L’argument utilisé par la justice ivoirienne pour justifier l’exclusion de Thiam se fonde sur l’article 48 du Code de la nationalité ivoirienne, qui stipule que tout Ivoirien ayant acquis volontairement, à sa majorité, une autre nationalité, perd automatiquement la sienne. Tidjane Thiam a bien été naturalisé français. Ses avocats soutiennent néanmoins qu’il est né d’un parent français et qu’il ne rentre donc pas dans le cas de figure prévu par l’article 48, ayant obtenu la nationalité française par “surabondance”. De plus, il a officiellement été libéré de son allégeance à la France, ce qui signifie qu’il n’est plus, aujourd’hui, citoyen français.
« Il n’y aura pas de plan B, il n’y aura pas de plan C. Nous voulons aller à cette élection représentés par le candidat que le PDCI s’est librement choisi à 99,5 % (…) Je suis absolument déterminé à être candidat à la présidence de la République. […] La possibilité pour les Ivoiriens et les Ivoiriennes de choisir en toute liberté, sans crainte, celui ou celle qui doit les diriger est une question de dignité. Vous pouvez compter sur moi pour mener ce combat. » a affirmé Tidjane Thiam dans une déclaration publique, montrant sa détermination à ne pas céder face à ce qu’il considère comme une manœuvre politique. Pour lui, il ne s’agit pas simplement d’un combat personnel, mais d’un enjeu de justice collective.
Mieux encore, la Côte d’Ivoire et la France sont signataires de la Convention des Nations Unies de 1961 contre l’apatridie. En théorie, aucun individu ne peut être privé de sa nationalité sans en avoir une autre. En l’excluant du fichier électoral sans procédure claire de vérification ni possibilité de recours, l’État ivoirien viole potentiellement un traité international dont il est partie prenante.
Un précédent inquiétant pour la démocratie
Cette exclusion intervient dans un contexte où les principaux rivaux du pouvoir en place semblent méthodiquement écartés du jeu électoral. En plus de Thiam, Guillaume Soro, Charles Blé Goudé, mais surtout l’ancien président Laurent Gbagbo — toujours frappé à ce jour d’une condamnation judiciaire dans l’affaire du braquage de la BCEAO — restent inéligibles en l’état.
Une justice sélective ? Pour de nombreux observateurs, le doute n’est plus permis. Les décisions judiciaires à l’encontre des opposants tranchent avec l’impunité apparente accordée à certains cadres du RHDP, malgré des soupçons graves. La justice ivoirienne semble devenir un instrument de sélection politique, plus qu’un arbitre indépendant du droit.
Une CEI verrouillée, un corps électoral figé
L’annonce récente, par la CEI, de son refus de procéder à une révision de la liste électorale — qu’elle envisage seulement après les élections — a déjà fait polémique. Ce gel temporaire prive des centaines de milliers de jeunes citoyens de leur droit de vote, tout en maintenant d’éventuelles irrégularités. Le refus d’intégrer certains candidats dans ce même fichier, et l’expulsion annoncée de Tidjane Thiam, parachèvent une stratégie de verrouillage du processus électoral, dénoncée depuis des mois par l’opposition.
France – Côte d’Ivoire : une élection sous surveillance stratégique
La trajectoire de Tidjane Thiam — inspecteur des finances en France, ex-directeur général du Crédit Suisse, ancien ministre ivoirien — incarne une forme de diplomatie des élites transnationales. Son éviction du processus électoral n’est pas qu’un geste intérieur : elle envoie un message clair à l’opposition ivoirienne, à la communauté internationale, mais aussi à la diaspora.
La France, historiquement influente dans la politique ivoirienne, se retrouve dans une posture délicate. Soutenir discrètement la montée en puissance d’un Thiam serait perçu comme une tentative de favoriser une transition douce, sans rupture brutale. Son éviction fragilise ce scénario qui, s’il arrivait à être mis en place, pourrait accroître la défiance d’une partie de l’opinion publique envers Paris, déjà accusée d’ambiguïté après avoir soutenu Ouattara dans des contextes similaires en 2010 et 2020.
D’un autre côté, le pouvoir ivoirien se sent suffisamment solide pour résister à toute pression extérieure, porté par un climat sous-régional hostile à la France, des partenariats multilatéraux diversifiés, une montée en puissance des BRICS dans la région, et une stabilité sécuritaire relative. Mais à quel prix démocratique ?
ONU : Entre diplomatie et réalités locales
Quelques jours avant l’éviction de Thiam, le représentant spécial de l’ONU pour l’Afrique de l’Ouest, Leonardo Santos Simão, se voulait rassurant :
« La Côte d’Ivoire est en bon chemin pour préparer des élections paisibles […] Nous espérons qu’elle rejoindra la liste des pays inspirants comme le Ghana, le Sénégal ou le Liberia. »
Mais la dissonance entre le discours diplomatique et la réalité politique locale devient de plus en plus visible. Les signaux d’un scrutin biaisé, combinés à un usage stratégique de la justice, mettent en péril la crédibilité du processus électoral. Peu importe la paix apparente, l’équilibre reste fragile.
Un choix de société plus qu’un simple scrutin
La présidentielle d’octobre 2025 dépasse le seul cadre d’un affrontement entre partis. Elle interroge la nature même de la démocratie ivoirienne, son ouverture, son pluralisme, et sa capacité à garantir une alternance pacifique. En éliminant, par les moyens juridiques, les candidatures les plus sérieuses, le régime d’Abidjan prend le risque d’une victoire sans adhésion — et d’une stabilité en trompe-l’œil.
Dans une sous-région en pleine recomposition démocratique, où des pays voisins (Niger, Burkina Faso, Mali) ont opté pour des ruptures autoritaires, la Côte d’Ivoire a encore la possibilité de montrer un chemin différent. Mais cela passera, d’abord, par le respect du droit, la transparence institutionnelle — et une justice qui protège les citoyens, pas le pouvoir.