Le retour de l’île monde – Vae Victis (1/2)

par Agrippa
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 “Aggripa” est titulaire d’un troisième cycle en géopolitique de l’ENS. Il exerce depuis plus de trente ans des fonctions de direction au service des élus, ce qui en fait un observateur averti de la vie politique française et de la marche du monde.  

Après avoir pillé Rome en 390 av. J.-C. et assiégé, sans succès à cause d’une sombre histoire d’oies, ce qu’il restait de ses habitants réfugiés sur le Capitole, Brennus, chef de l’expédition des Sénons, accepta de lever le siège en échange d’un tribut de mille livres d’or. Constatant que les poids gaulois étaient faux, les Romains vinrent s’en plaindre à Brennus qui pour toute réponse, ajouta son épée et son baudrier dans la balance en s’écriant « Vae Victis »[i] malheur aux vaincus.

Ce premier des nombreux adages à venir en géopolitique ne s’est jamais démenti au fil des siècles. Les Villes-États de l’antiquité, pas plus que nos nations modernes, ne font de sentiments. En ce domaine comme dans bien d’autres, l’intérêt du plus fort prime toujours sur celui du plus faible. Il faut en prendre son parti et se ranger du côté où penche la balance. C’est le principe cynique de la marche des nations. Ce fait largement établi ne trouble que les « idéalistes ». Pour eux, les frontières sont les obstacles à l’amour universel et leur abolition, la solution à tous les problèmes. Rejetant une réalité non conforme à leurs souhaits, ils trouvent refuge dans leurs rêves peuplés de « citoyens du monde ». Refusant de voir que seule une minorité de privilégiés par la fortune ont les moyens de se revendiquer comme tels….

La fin d’un monde

En ces temps de crise économique majeure, jamais le repli sur soi n’a eu plus d’avenir. En effet, c’est dans le cadre national que s’exerce naturellement la protection que chacun requiert de son gouvernement. S’il ne la reçoit pas, c’est au sein de cet ensemble géopolitique que se mènera la révolution pour l’obtenir. Pour bornés qu’ils soient, les politiciens, démocrates et autocrates confondus, le savent très bien. Si rien ne s’améliore, ne doutons pas du retour des recettes éprouvées du protectionnisme et de la guerre nationale comme exutoire à la crise.

La tempête économique qui s’est levée en 2021 sur le monde ne s’achèvera pas avec la résolution de la guerre en Ukraine, quel qu’en soit le vainqueur. Le système économique mondial au bord de l’implosion a été sauvé in extremis par les États qui ont, ce faisant, nationalisé la dette et déplacé la spéculation vers des budgets nationaux déjà déficitaires depuis trois décennies.

L’économie mondiale tourne autour de « l’hyper-puissance » américaine, ce n’est un secret pour personne. Or le postulat qui préside à cette hégémonie américaine repose sur des bases fragiles pouvant être remises en question par les choix opérés sous nos yeux par l’Administration Biden. Si la vitalité économique américaine est touchée par ses réformes, l’édifice s’effondre et les cartes sont redistribuées. Où ira donc s’investir la masse des capitaux libérés par la mondialisation des échanges ?

Cette question économique, cruciale pour le devenir de nos sociétés dopées à la dette, commandera directement l’avenir de la paix dans le monde. Des choix stratégiques se dessinent, essayons de les cerner.

Vers un nouvel ordre mondial ?

Depuis l’échec du blocus continental et de Napoléon Bonaparte, les puissances maritimes dominent le monde. Carthage l’a emporté sur Rome, l’Angleterre, puis à sa suite les États-Unis, sont les parrains d’une économie mondialisée par les liaisons océaniques.

À la fin du XIXe siècle, alors que la puissance anglaise est à son apogée, Halford Mackinder, le fondateur de l’école de géographie d’Oxford et de la London School of Economics, s’interroge sur la pérennité de cet état de fait. Il établit, en deux temps (1904 et 1919), sa théorie selon laquelle l’histoire de l’Europe se confond avec celle de l’Asie. C’est de là que partent les grandes migrations qui précipitent la fin de l’Antiquité en Occident. Des forces suffisamment puissantes pour bouleverser les acquis, mais pas assez fortes pour ne laisser que chaos et ruines. L’Europe, à l’instar de la Chine, assimile ses conquérants, puis se remet sur pied, et finit par dominer le monde en s’affranchissant, par la mer, des contraintes qui pèsent sur son commerce avec l’Orient. Elle précipite ainsi, le déclin de l’aire arabo-musulmane en contournant son monopole sur les liaisons terrestres. Après Waterloo, l’Angleterre domine l’Europe et par tant le Monde, car elle règne sur les océans.

Au début du XX siècle, ce dispositif, renforcé par la montée en puissance de l’Amérique, se trouve remis en question par les progrès technologiques et politiques. L’affirmation de la Russie vient changer la donne. Le cœur géopolitique de cet ensemble continental est stabilisé sous la houlette russe. Les grandes steppes de l’Empire sont inaccessibles par la mer. C’est le « Heartland » du supercontinent qui s’étend de l’Europe de l’Est aux steppes kazakhes en passant par les grandes plaines russes. Ce concept sera « popularisé » par la géopolitique allemande sous le vocable de « Hinterland ».

Qui contrôle cette région, contrôle « l’Île monde », qui contrôle l’Île monde, contrôle le monde. C’est la revanche des continentaux sur les marins, c’est le cauchemar de l’Angleterre. Toute l’énergie britannique, puis américaine se déploiera pour que personne n’étende sa souveraineté sur ce « Heartland », pour que l’Allemagne ne s’allie pas à la Russie. La France jouera, dans cette stratégie anglo-saxonne, le rôle de « l’idiot utile », rivalisant avec le Prussien pour détourner la Russie de son destin de pivot continental.

Si Paris est la nouvelle Rome, les deux nouvelles Carthage que sont Londres et Washington se sont liguées, jusqu’ici avec succès, pour que la nouvelle Constantinople (Moscou) ne se réunisse pas à l’Empire d’Occident au-dessus d’une Germanie pacifiée. Le vingtième siècle ne verra jamais se former l’axe redouté par Mackinder : Paris, Berlin, Moscou, les puissances maritimes y ont veillé.

Le retour de l’Île monde

Pourtant, rien n’est immuable et les prolégomènes du nouveau millénaire amènent une nouvelle donne. Les déséquilibres causés à cette « Pangée » par les grandes invasions qui aboutirent à la domination européenne, arrivent à leur terme. L’ensemble se stabilise. La chute du communisme, la renaissance des puissances asiatiques traditionnelles que sont l’Inde et la Chine, redonne une réalité tangible à l’Île monde et une nouvelle jeunesse à la vision de Mackinder. Il faut bien admettre qu’à l’instar de la géopolitique dans son ensemble, celle-ci avait souffert de la Guerre froide. Entre-temps, grâce au suicide politique que fut la « guerre civile Européenne » de 1914 à 1945, une périphérie encore plus lointaine a pris le relais de l’Angleterre pour contrarier ce mouvement.

Pas plus que la monarchie britannique, la super puis l’hyperpuissance américaine, ne peut se satisfaire de cette résurrection de l’île Monde. Elle voit, à juste titre, dans son avènement possible, une menace à son hégémonie. Sa position géographique excentrée la rejette mécaniquement aux marches du nouvel ensemble. La raison d’être d’une puissance maritime c’est d’attirer à elle la richesse. Si l’on n’a plus besoin de l’océan, on n’a plus besoin d’elle. Si le dynamisme économique déserte le pays de l’Oncle Sam, il y a fort à parier que l’investissement s’en détournera pour se porter sur l’Europe et sur le « Heartland », qui peut être au XXIe et à la nouvelle Pangée, ce que fut le « Far West » aux États-Unis comme moteur économique à la fin du XIXe. L’analogie est pertinente tant cet espace géographique est aussi vaste, peu peuplé et bien doté en ressources naturelles que son homologue américain.

Si un pays a très bien intégré la philosophie de Mackinder et tout ce qu’elle sous-tend, c’est la Chine. Pour assurer son développement et son hégémonie, le pays des Han a besoin de se défaire de la domination américaine. La route de la soie dont on parle depuis 15 ans et que Beijing déploie avec obstination n’est pas autre chose que la connexion directe de l’extrême orient à l’Europe sans passer par la mer. Le rapprochement entre la Russie et la Chine, particulièrement visible depuis la guerre en Ukraine, en est une conséquence.

La survenue d’une crise économique majeure dans une période de recomposition aussi importante des équilibres mondiaux ne doit rien au hasard. L’émergence de l’hyperpuissance européenne à partir du XVIe siècle s’est faite sur l’or des Amériques au détriment des autres civilisations. Le retour à l’équilibre se fait par la réémergence des anciennes puissances, assises sur la dette des États-Unis. Il est rare que de tels bouleversements ne donnent lieu à de sanglantes explications entre les protagonistes.

Il nous reste à analyser les forces en présence et à bien choisir notre camp.

 Identifier l’ennemi

Depuis Hiroshima, cette question de l’ennemi est cruciale. Les puissances nucléaires ne peuvent plus s’affronter directement pour cause de « destruction mutuelle assurée ». La dissuasion repose sur la capacité à pouvoir porter la destruction chez l’ennemi de manière certaine. Il convient donc de faire la distinction entre les pays dotés d’un vecteur crédible et les autres qui se contentent de détenir l’arme. Les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité, Israël, l’Inde et le Pakistan disposent de cette possibilité. La question se pose pour le prochain candidat au club qu’est l’Iran.

En réalité, dans un monde en pleine mutation, la confrontation directe entre puissances montantes et nations dominantes ne se fera probablement pas directement, mais par intermédiaire. Comme au temps de la Guerre froide, le jeu sera conduit à distance et sur un terrain extérieur. Reste à déterminer où.

Sans reprendre à mon compte la classification des civilisations établies par Samuel Huntington dans son ouvrage fondateur[ii], force est de constater la position incontournable de la sphère arabo-musulmane dans ce nouvel ensemble.

Il me semble impropre de parler à son propos d’un bloc homogène, tant la religion est le seul lien dans l’agrégat disparate de peuples et de cultures qui compose cette sphère. En dehors d’un Empire ottoman très imparfait de ce point de vue, il n’y a jamais eu d’unité politique fermement constituée.

Animé d’une volonté d’expansion dont il n’a pas les moyens concrets, ce bloc que les Américains nomment « Greater Middle East » est LE problème qui se pose à la stabilité de la nouvelle Pangée. Pour unir par voie continentale la Chine et l’Inde à l’Europe, la pacification de cette zones s’avère nécessaire. Il est frappant de constater que ces trois civilisations sont en proie de manière concomitante aux mêmes attaques de la part de fanatiques religieux. Ces trois puissances ont, corrélativement, des besoins vitaux identiques d’approvisionnement en énergie.

Un Grand Moyen-Orient instable présente le double inconvénient de contrarier l’unification de l’Île monde, en refusant de se diluer dans le nouvel ensemble et de détenir les ressources énergétiques nécessaires à son épanouissement. J’ajoute que, si le Pakistan est incontestablement une puissance nucléaire, des doutes sérieux subsistent à son sujet, sur l’existence de capacités vectorielles autonomes sans le soutien des Chinois. Tout concourt donc à faire de cette zone qui s’étend du Maroc au Pakistan, des confins des déserts d’Arabie au Caucase russe et au Xinjiang chinois le lieu d’expression des conflits. Ce mouvement a d’ailleurs commencé sous l’impulsion des États-Unis qui sentent bien, confusément, que leur avenir se joue ici. Les conflits afghans, si nécessaires et la guerre irakienne si stupide permettent d’entretenir l’instabilité, au grand dam des Russes et des Chinois.

Nous l’avons vu, les Américains n’ont aucun intérêt à l’émergence de l’Île monde. Par un intéressant renversement de situation, il se pourrait même qu’un jour pas si lointain, le « grand Satan » ne devienne le meilleur allié de la mouvance islamiste, tant leurs objectifs pourraient rapidement converger.

Comment la France doit elle se positionner dans cette nouvelle partie où se joue sa survie ? En quoi est-elle encore stratégique et peut-elle tirer son épingle du jeu ? Ces questions seront développées dans la seconde partie de cet article.



[i] Episode relaté par Tite-Live Histoire Romaine V- 48

[ii] Samuel P. Huntington The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order – Simon & Schulster 1996 / abusivement réduit à mon sens au titre simplificateur de Choc des civilisations dans sa traduction française – Odile Jacob 1997 et réédition en 2007.

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