LA RECONNAISSANCE DE LA PALESTINE CHANGERA-T-ELLE LE REGARD DES SOCIÉTÉS CIVILES ARABES SUR LA FRANCE ?

par Ishak Benhizia
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Longtemps perçue comme une puissance singulière dans le monde arabe, la France a cultivé une image de partenaire indépendant, parfois courageux, au sein du camp occidental. Du général de Gaulle — qui affronte l’OAS et tourne la page de la guerre d’Algérie — à Jacques Chirac, dont le refus de suivre Washington en Irak en 2003 reste gravé dans les mémoires, Paris s’est souvent distinguée par une diplomatie jugée plus équilibrée sur les grands dossiers du Proche-Orient, notamment la question palestinienne.

Mais cette tradition d’exception s’est peu à peu effritée, au point de ternir l’image de la France dans la région. À l’heure où l’Élysée envisage de reconnaître l’État de Palestine, une question centrale se pose : ce geste, aussi symbolique soit-il, suffira t-il à restaurer l’aura d’une puissance dont l’influence dans le monde arabe a largement décliné.

Du respect mutuel à la méfiance

La France a longtemps occupé une place particulière dans le monde arabe. Sa politique gaullo-mitterandienne lui conférait une capacité à dialoguer avec l’ensemble des acteurs et un statut d’interlocuteur respecté, y compris auprès des sociétés civiles. Cette situation a toutefois évolué au fil du temps.

Le basculement a été progressif, mais profond. L’intervention militaire en Libye en 2011, menée par Nicolas Sarkozy, a constitué un tournant majeur. Derrière la chute de Kadhafi, l’effondrement de l’État libyen et le chaos sécuritaire qui s’ensuivit ont durablement écorné l’image de la France. La circulation accrue des armes vers le Sahel, permise par le vide institutionnel à Tripoli, a favorisé le réveil de cellules jihadistes dormantes. La France a été accusée par les populations touchées, de porter une part de responsabilité au déclenchement de cette crise sécuritaire durable. Pour les sociétés arabes, et celles du Sud global plus largement, l’intervention en Libye, puis celle au Mali durant près d’une décennie, ont incarné le retour à une logique d’ingérence néo-coloniale que la diplomatie française semblait pourtant vouloir dépasser. Ce discrédit a permis à des puissances comme la Chine, la Russie et la Turquie, d’aligner leurs discours sur les nouvelles aspirations des populations locales.

Sur le dossier israélo-palestinien, la prudence actuelle de Paris contraste avec l’intransigeance du président Chirac, dont le voyage au Proche-Orient en 1996 avait marqué positivement les opinions publiques arabes. De surcroît, le refus de prendre des mesures concrètes pour faire pression sur le gouvernement Netanyahu, ayant déjà exprimé sa volonté de vider Gaza de sa population, renforce l’idée d’un alignement français sur les positions occidentales les plus conservatrices. Ce double standard, notamment dénoncé à l’aune de la fermeté affichée par Paris face à l’agression russe en Ukraine, affaiblit le discours français sur le droit international et entre en contradiction avec les fondements universalistes que la France revendique, tant au titre de son héritage des Lumières que de son engagement en faveur des droits de l’Homme.

Au Maghreb, la France recule également. En rompant avec sa traditionnelle posture d’équilibre sur le dossier du Sahara occidental, au profit d’un soutien clair à Rabat, Paris ne peut plus aspirer à un rôle de médiateur entre les deux rivaux maghrébins. Si Emmanuel Macron a réussi à susciter un regain de sympathie à Rabat — bien qu’intervenu tardivement, dans le sillage du positionnement américain de 2020 —, ce basculement diplomatique a renforcé les crispations du côté algérien, où d’autres sujets sensibles, comme la mémoire coloniale, continuent de structurer la relation avec la France. Du côté algérien, la question mémorielle reste au cœur de l’identité nationale et constitue le socle fondateur d’un État-nation né d’une guerre de libération. Les premiers gestes symboliques entrepris par Emmanuel Macron — restitution de crânes de résistants ou reconnaissance de crimes coloniaux longtemps niés ou camouflés en suicides — sont souvent perçus comme relevant d’une logique transactionnelle et d’une politique des petits pas. Paris semblait effectivement attendre une forme de reconnaissance d’Alger en échange des efforts mémoriels auxquels elle consentait. Or, du point de vue algérien, ces démarches constituent un impératif moral minimal qui, à ce titre, ne sauraient s’accompagner d’attentes politiques ou de réciprocité.

Enfin, certains débats internes à la société française ont eu des répercussions internationales. Les controverses autour de l’enseignement de la langue arabe à l’école, ou encore la confusion croissante entre islamisme, Islam et traditions issues du monde arabo-musulman, dans certains discours médiatiques et politiques, sont largement commentées et souvent mal comprises dans les sociétés arabes. La France y apparaît alors comme en proie à un repli identitaire, nourri par une défiance croissante envers l’arabité et ses expressions culturelles et sociales.

Laffirmation de nouveaux acteurs européens

Face à l’érosion de l’influence française, d’autres États européens semblent tirer leur épingle du jeu. L’Espagne, l’Irlande et l’Italie connaissent une montée en puissance diplomatique notable en Méditerranée et au Proche-Orient. La reconnaissance officielle de l’État de Palestine par Madrid et Dublin, dès la confirmation des crimes commis par le gouvernement israélien et la mise en cause de ses dirigeants par les juridictions internationales en 2024, ont constitué des signaux forts. L’Espagne et l’Irlande se sont également distinguées par leur participation à des forums internationaux sur le conflit israélo-palestinien, notamment au sein du Groupe de La Haye réuni à Bogotá en juillet 2025, où elles figuraient parmi les rares représentantes européennes. Cette conférence ministérielle, organisée par une coalition d’États du Sud global, visait à coordonner des mesures concrètes pour renforcer l’effectivité du droit international humanitaire face aux événements en cours à Gaza. Douze pays — dont l’Afrique du Sud, la Bolivie, la Colombie ou encore la Malaisie — ont signé une déclaration commune proposant des actions comme le gel des exportations d’armes à destination d’Israël, le refus du transit de matériel militaire par leurs ports, et un soutien explicite aux procédures engagées devant la Cour pénale internationale. La présence de l’Irlande et de l’Espagne à ce sommet a été particulièrement remarquée, et a renforcé leur image d’acteurs engagés dans une diplomatie de principes.

Dans le même temps, l’Italie a dynamisé ses partenariats bilatéraux avec plusieurs pays d’Afrique du Nord, principalement la Libye, l’Algérie et la Tunisie. Rome a su adopter une approche tournée vers les enjeux énergétiques, migratoires et commerciaux, favorisant ainsi son implantation régionale. Elle a également réussi à dépasser la question mémorielle en présentant, en 2008, des excuses officielles pour sa colonisation de la Libye, ce qui lui a permis d’établir un traité d’amitié avec Tripoli — un cadre de coopération que Paris peine toujours à construire avec l’Algérie. Cette situation illustre une redistribution plus large des rôles européens dans la région, quand la France apparaît de plus en plus contestée.

Les conditions dun repositionnement

Malgré le recul de son influence dans la région, la France conserve plusieurs atouts structurels susceptibles de lui permettre de se repositionner. Son réseau culturel et éducatif, notamment ses instituts et lycées français au Maghreb et au Levant — dont l’Institut français de Gaza, unique établissement culturel étranger dans la bande de Gaza — continue d’être perçu positivement et d’alimenter son soft-power. La langue française, bien que concurrencée, reste un vecteur d’échange et d’influence dans plusieurs sociétés arabes, offrant à Paris une capacité de dialogue singulière.

Cependant, se contenter de préserver l’existant n’est plus suffisant. Si la France demeure une grande puissance, membre du Conseil de sécurité, et entretient de bonnes relations avec certains régimes arabes, les attentes des sociétés civiles ne semblent pas entendues. La diplomatie française se heurte à une demande croissante de cohérence entre ses discours et ses actions. Sans une évolution significative de son approche, la France s’expose à un risque de déclassement définitif dans une région où elle a pourtant longtemps occupé une position privilégiée.

La reconnaissance officielle de l’État de Palestine, annoncée pour septembre prochain, pourrait constituer un jalon important. Mais une telle décision, si elle n’est pas accompagnée de mesures concrètes, risque d’être perçue comme une simple formalité entreprise tardivement. Dans un contexte où de nombreux acteurs arabes considèrent que le simple acte de reconnaissance ne répond plus aux réalités du terrain, la France est attendue sur un positionnement plus affirmé : condamnation des violations du droit international, mise en place de sanctions ciblées, et contribution active à l’émergence d’un cadre de paix permettant l’émergence d’un État palestinien viable.

Pour l’heure, aucune mesure coercitive n’a été prise à l’encontre des autorités israéliennes, malgré les nombreux rapports documentant les crimes de guerre et la famine qui courent à Gaza. Si elle souhaite retrouver une crédibilité auprès des opinions publiques arabes, la France devra s’engager au-delà du registre déclaratif, et assumer un rôle moteur dans la mise en œuvre du droit international, y compris lorsque cela conduit à s’opposer aux pratiques de ses partenaires stratégiques.

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